Sous le regard du président Biya
scotché au mur, elles soulèvent leurs corsages, braquent les seins en
direction de la petite caméra reliée à l'ordinateur. Vite fait, en
silence, dans la lumière moite des néons. Quand Yvette, l'employée de la
cyberboutique, est là, elle aide les novices à se positionner : «Baisse
un peu le pantalon pour sortir le string, cambre, voilà ils aiment
comme ça.» Des insultes fusent en direction d'un client 18 ans maximum
qui se retourne sans cesse, choqué, ou fasciné.
Passé 22 heures, les jeunes clientes de ce cyber situé dans le
quartier de l'ambassade de France, à Yaoundé, capitale du Cameroun (1)
prennent toutes l'option webcam: le Blanc a une réputation d'obsédé
sexuel, il s'agit de le ferrer. «Le Blanc dirige d'abord la conversation
vers le sexe. Il demande notre position préférée, si on est bi. Ça nous
choque, ce n'est pas notre culture de commenter le sexe», explique
Yvette. Une «blonde» (décolorée) ultramoulée demande conseil. Son Blanc
doit arriver dans un mois. «Ma petite chérie, lui a-t-il écrit dans son
dernier mail, je dois repousser notre rencontre. Sache que ce
contretemps me met au désespoir, mais je veux convaincre ma mère du
bien-fondé de notre union. Elle a été hospitalisée et je dois la
ménager.» Elle croit plutôt qu'il en a trouvé une autre, sur place. «A
63 ans, il a besoin de la permission de sa mère pour se marier ? Ça
existe en France ?»
Le mariage avec les Européens est devenu la voie la plus sûre et,
pour beaucoup, la seule permettant de sortir du Cameroun, de
«progresser» selon l'expression d'une femme soignée qui, sans
ménagement, demande à sa fille Rose, 22 ans de se rendre plus
«attirante». «Souris, au moins !» Les trois frères de Rose sont
diplômés, en droit et en gestion. Ce sont des étudiants «moyens» qui se
sont vu refuser leurs demandes de visa étudiant, la France n'acceptant
plus que les meilleurs, explique la quinquagénaire, professeure de
comptabilité. Et comme la famille n'est liée à aucun gros bonnet du
régime, ils n'ont aucune chance de décrocher une bonne place dans
l'administration. «Si Rose fait sa vie en Europe, elle évitera à ses
frères de devenir vendeurs à la sauvette.»
A 600 francs CFA (1 euro, le prix d'un repas complet en ville)
l'heure de connexion poussive, personne n'a de temps à perdre en
discussions ni en plaisanteries. Les visages sont tendus contre les
écrans. «Mon bb, tu me manques tellement que j'ai envie de prendre le
premier avion pour Yaoundé [...]. Sache qu'avec 2000 euros mensuels et
la pension alimentaire de mes deux enfants, je ne peux pas subvenir aux
besoins de tes enfants, c'est notre contrat mon bb.» Gisèle, plantureuse
divorcée de 32 ans, lit d'un oeil détaché la missive. Elle n'a pas
d'enfants, elle a fait «trafiquer» à la demande de sa famille les actes
de naissance de ses petits frères. Qui seraient peut-être ses cousins.
Gisèle a peur de toutes ces histoires qui courent le Net et Yaoundé :
beaucoup de «maris» blancs seraient des proxénètes. Beaucoup de femmes,
«virées» par leur mari européen, ou ne le supportant pas, intègrent les
réseaux de prostitution africaine. Certaines font fortune, d'autres
reviennent malades, brisées. Quelques-unes ne rentreront jamais.
«Les sorciers rôdent»
Au fil des rencontres, Gisèle confie sa fatigue. Elle a une histoire
avec son chef, qui lui a trouvé son poste. Elle a deux autres «amis»
âgés au téléphone elle les appelle papa qui l'aident financièrement,
lui font goûter les douceurs d'une vie luxueuse à laquelle elle a pris
goût. Mais «il faut toujours être gentille, à la disposition de ces
messieurs». Elle gagne correctement sa vie, mais beaucoup de personnes
dépendent d'elle, neveux, oncles, tantes, cousins. Gisèle a été mariée
deux ans à un Camerounais «important» qui la battait «trop» et la
trompait encore plus. Ses parents ne lui ont jamais pardonné le divorce.
Elle n'a pas envie d'aller en Europe, mais elle partira : «Je ne sais
pas si je saurai ramasser de l'argent. Si je reviens sans rien, mes
parents peuvent me tuer.»
C'est une pression constante. «Antoinette, tu es la plus belle de la
famille» Et des insultes : «Antoinette tu es une fille égoïste, regarde
tes neveux.» Une soeur d'Antoinette est morte du sida, laissant quatre
orphelins. Antoinette est amoureuse d'un Camerounais, marié bien sûr,
elle s'est retrouvée au chômage parce qu'elle ne veut plus coucher avec
ses patrons ni leurs clients. Son père, ancien député et commerçant, vit
chez sa deuxième femme avec ses autres enfants. La mère d'Antoinette
nourrit ses plus jeunes fils et ses petits-enfants orphelins avec sa
retraite de technicienne agricole.
Le conseil de famille a donc décidé qu'Antoinette devait aller «se
trouver» en Europe. Elle a 35 ans, a déjà été mariée (à un Italien),
personne ne peut l'y obliger, mais les «sorciers rôdent». Elle convie la
journaliste chez son père, où l'attendent également des oncles et
tantes. Elle les apostrophe : «Autrefois, quand un homme me faisait la
cour, je fermais mon coeur et je prenais l'argent, et vous m'aimiez
beaucoup. Je vais retourner en Europe parce que je vous aime, mais vous
ne croyez pas que je vais acheter le Rav 4 (4x4, ndlr) en faisant des
ménages ?» Personne ne répond.
Beaucoup de filles et de femmes se sentent fortes de cette tradition
de voyageuses, d'entrepreneuses, de ce goût de la réussite matérielle
qui, disent-elles, distingue leur nation des voisins africains. Evelyne a
déjà tenté sa chance en France avec un visa de tourisme. Deux fiancés
lyonnais, deux échecs. «Ils ne voulaient pas se marier.» Etait-elle
amoureuse ? «Tu ne peux pas aimer tant que tu n'as pas les papiers.»
Elle s'est fait expulser en 2003, et elle assure qu'elle reviendra,
bague au doigt. «Soit l'appétit me viendra en mangeant et je me mettrai à
apprécier mon mari. Soit j'attendrai d'avoir un travail, les enfants
français et je divorcerai.» Cette jeune femme de 25 ans, catholique
pratiquante, est cultivée, jolie, trop mince pour plaire aux hommes de
son pays, et elle manque de cette «convivialité» qui attire les
«chevaliers blancs» sur la Toile. Faute de mieux, elle est en
négociation avec un Lorrain de 57 ans, pas très «fameux» physiquement.
Mais il est d'accord pour financer la fin de ses études, et il n'a pas
l'air trop exigeant sexuellement, principale crainte des Camerounaises :
«Il m'a dit qu'il était "normal", qu'il n'a pas d'appétit exagéré, il a
d'abord besoin d'une présence chez lui. Moi, je me dis que deux
personnes qui vivent ensemble peuvent s'embrasser, se caresser, et que
si ce n'est pas une obsession de faire ça matin, midi et soir, avec des
chaînes et tout ça, ça va.»
Le Blanc «non pervers», espèce rare
A Bastos, quartier chic de Yaoundé, le cyber où travaille Philomène a
la réputation de posséder les connexions les plus rapides de la zone.
L'année passée, elle en a vu six décrocher le mariage, et une le rater
de peu, «le futur mari était si fou que même les parents de la fille ont
pris peur». La jeune femme arrondit son petit salaire en conseillant,
et s'il le faut en rédigeant les mails. Son style est fleuri, elle
s'inspire de Guy des Cars, son écrivain préféré. «La première chose à
vérifier, c'est qu'il vit bien en Europe et que ce n'est pas un
Maghrébin caché sous un Jean-Paul Dubois, explique-t-elle. Ensuite,
qu'il est financièrement posé, pas trop de crédits. Et après, sa santé
mentale, c'est là où je suis la plus demandée. Beaucoup de Blancs sont
pervers, ils veulent des Noires pour assouvir leurs fantasmes, les
menottes, la sodomie, les partouzes avec les animaux.»
Les femmes intéressées par le mariage doivent jouer les
désintéressées : «Je leur conseille d'exiger, en plus du mariage civil,
le mariage religieux au Cameroun. Le style c'est : "Si tu veux
m'arracher à ma famille, etc."» Elle a constaté que le Blanc «non
pervers», celui qui cherche simplement une femme pour lui tenir
compagnie, est plus difficile à ferrer qu'autrefois. «Des Camerounaises
se sont mal comportées. Elles ont caché qu'elles avaient des enfants,
ont fait passer leur amant pour leur petit frère. Ils se méfient .» Et
deviennent de plus en plus «chiches» (avares), plainte générale. «Ma
soeur est tombée sur le petit Français étriqué. Il dit que les enfants
n'ont pas à entretenir leurs parents. Elle doit lui voler l'argent dans
son pantalon pour envoyer 20 euros par semaine», raconte une
informaticienne.
La saison sèche est arrivée plus chaude que prévue, jetant sur les
routes dès 5 heures du matin une population tirée à quatre épingles :
écoliers, paroissiens, ouvriers, vendeurs, étudiants, taxis, businessmen
en Range Rover. Le Cameroun est dur pour les paresseux, aiment à
répéter ses habitants. Rose, chargée par sa mère de sauver ses frères de
la déchéance sociale, quitte sa maison à 4 h 30 pour être à
l'université avant 6 h 30, seul moyen d'avoir des places assises. Elle a
laissé au cyber une lettre «pour la journaliste blanche» : «Nous, les
filles de ce pays, sommes devenues les vaches à lait de nos familles.
Mon père, chrétien pratiquant, respecté dans son village, me crie dessus
parce que je ne veux pas partir [...]. Quand je demande de l'argent
pour aller à l'université, il me dit : "Tu n'as qu'à te débrouiller."
C'est-à-dire coucher avec un homme riche qui m'entretienne.» Rose
explique aussi l'obsession d'obtenir la photo du fiancé. «Ce n'est pas
pour s'assurer qu'il a deux yeux ou deux oreilles. Avec la photo, on
file au village et le sorcier lui fait un sort pour qu'il t'aime,
t'épouse et soit généreux. Ça marche toujours.» La preuve, ce sont ses
cousines, mariées en Belgique trois mois après l'envoi des photos.
La déprime des jeunes Camerounais
Quand elles en ont terminé avec les vieux chéris blancs, les
«strip-teaseuses» du cyber de l'ambassade de France rejoignent au
bistrot d'en face leurs petits copains camerounais, qui tuent la nuit en
descendant des litres de bière. Les après-midi, cette gargote offre un
point de vue privilégié sur les trottoirs où patientent en transpirant
les couples mixtes convoqués au consulat pour leur mariage. Le spectacle
de Français âgés, obèses, handicapés, hébétés, qu'agrippent leurs
petites fiancées camerounaises «elles ont peur qu'on leur vole !»
suscite mépris et agressivité. Outre les plaies du chômage, de la
corruption, de la fermeture des frontières occidentales, les jeunes
hommes urbains de la classe moyenne voient leurs fiancées s'envoler en
Europe ou leur préférer les Camerounais «lourds» riches.
«Coucher avec un Blanc, ce n'est rien.»
Haman Mana, directeur et fondateur de Mutations, le meilleur
quotidien camerounais, ne prend pas de gants pour éviter à sa consoeur
blanche un «faux sens ontologique» : lorsqu'une Camerounaise couche avec
un Blanc, son mari ne peut pas considérer qu'elle l'a trompé. La morale
occidentale n'est d'aucune utilité pour raconter ces histoires de
mariages mixtes, nouvelle forme de migration économique qui
n'affecterait, à l'en croire, pas plus les Camerounais que les
Camerounaises. Celles-ci prendraient mari blanc comme leurs aînés
embauchaient chez Peugeot il y a trente ans. L'important, se moque
Antoinette, «c'est de rentrer en vacances couverte de Dior et de
Chanel».
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